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     "MULQUINIERS": Un mot aujourd'hui inconnu, un mot qu'on ne trouve ni dans le Larousse, ni dans le Petit Robert, mais qui est mentionné dans le livre de Jean Dauby ("Le rouchi, patois du Valenciennois"). Le terme est d'origine germanique : "mollquin" signifiant : toile fine.
     Ce terme de "mulquiniers" désigne donc les tisseurs à la main à domicile, et qui étaient très nombreux autrefois à Haspres : en 1900, sur 600 foyers, 450 possédaient un, (voir même plusieurs) métiers à tisser dans leur cave. On voit encore de nos jours, à la base du pignon de certaines maisons, une arche qui encadrait la verrière donnant sur l'atelier du tisseur. Le soir, cette verrière, appelée "blocure" était recouverte par des volets de bois. Le travail se faisait dans la cave parce qu'on y trouvait les conditions de température et d'humidité propices au tissage.
Origine du Tissage :
     Le tissage de la toile dans notre région est antérieur à la conquête romaine. Des chroniqueurs du Moyen Age vantaient les nappes, serviettes et draps de Flandre et du Cambrésis. Le lin, matière première, ne se cultivait pratiquement pas à Haspres. La région de production était l'Ostrevent : les eaux de l'Escaut, de la Scarpe, les ruisseaux alimentant les étangs, facilitaient le rouissage (procédé qui consiste à plonger dans l'eau les plantes afin d'en extraire les fibres textiles). Par la suite, le lin parvenait des filatures de la région lilloise qui s'approvisionnaient en Flandres. Au début du XIV° siècle, un mulquinier de Cantin, nommé Baptiste Cambrai, perfectionna la production des toiles auxquelles on donna le nom de "batiste", toiles que tisseront les mulquiniers haspriens et qui servira à faire de la lingerie fine pour les dames, des chemises fines pour les hommes, mais surtout des mouchoirs.
Le métier à tisser (description sommaire) :
     Le métier ("l'outil") se présente comme un ensemble massif composé de traverses parallèles et de montants verticaux. Entre les deux traverses opposées au tisseur tourne un gros cylindre de bois portant les fils à tisser.  A l'autre extrémité, au-dessus des genoux du tisseur, tourne un autre rouleau, "le déchargeoir" où s'enroule la toile tissée. L'ensemble des fils forme "la chaîne" dont le montage est long et délicat. L'équipage, système permettant l'écartement des fils, est actionné par des pédales. Entre l'écartement des fils, la navette contenant la quenouille, est propulsée de gauche à droite et de droite à gauche, déroulant le fil de lin. Ce system de propulsion est actionné par deux taquets lancés par une poignée appelée "la sonnette". A cet ensemble il y a lieu d'ajouter le rouet pour confectionner la quenouille, le peigne pour serrer la toile, le system d'engrenage, les poids et contrepoids, le "papin" pour enduire le fils, la lampe à carbure, la "cauffrette", "Et tip et top, et tic et toc" dit la chanson des tisserands, reflétant le bruit que l'on entendait du matin au soir dans les rues du village.
Les conditions sociales :
     Le mulquinier était loin de faire fortune. il travaillait pour un patron local (Cacheux, Cossart, Verin, Laurent, ...), intermédiaire avec des entreprises extérieures : valenciennoises, lilloises, parisiennes, ... (Certains mouchoirs fabriqués à Haspres ont été livrés aux États-Unis). Ce patron fournissait le fil et, quand la toile était réalisés, le mulquinier la lui portait moyennant "el fachon", somme due pour le travail.
     Si certains tisserands vivaient uniquement du fruit de leur travail, beaucoup d'entre eux avaient une activité secondaire leur permettant de joindre les deux bout : ils étaient petits paysans, boutiquiers, cabaretiers, ... Dans le Cambrésis, ils abandonnaient momentanément leur "outil" pour faire les campagnes betteravières dans l'Aisne, l'Oise, la Somme. L'historien cambrésien Gérard Leclercq va jusqu'à dire que "la condition des tisseurs à domicile rappelle celle des mineurs de Germinal".
     Journées longues entrecoupées par "el pipe", pause pendant laquelle ils discutaient entre collègues sur le pas de la porte. Quelques jours de repos, (Nouvel An, Ducasses, Fête patronale de Ste Véronique, ...) mais ils devaient se contenter de peu.
Des conflits :
     De nombreux conflits sociaux vont opposer les mulquiniers et les ouvriers de tissage mécaniques aux patrons ? Nous nous bornerons à n'en citer que quelques uns datant d'avant la première guerre mondiale :
     Le 25 mars 1889, Mr Napoléon Cossart a été victime de dégâts causés par les grévistes. Se référant à une loi de Vendémiaire an IV, il considère que la Commune est responsable de "délits commis par violence sur son territoire". Le Maire, Ernest Lestoille, rejette la responsabilité de la Commune et considère que le sieur Cossart, qui a refusé une augmentation de salaire à ses ouvriers, est seul responsable des troubles. cependant, le 19 Février 1890, après un débat houleux, le Conseil Municipal accorde, par 11 voix contre 6, la somme de 488 Francs-or au sieur Cossart (Archives Municipales).
     En 1909, pour lutter contre l'installation de tissages mécaniques, les mulquiniers de la région organisent à Saulzoir un immense meeting.
     En 1911, la grève des tisseurs d'Haspres fut à la une des journaux régionaux. Le Réveil du Nord titre : "une grève sans grévistes", ceux-ci ayant trouvé du travail dans les fermes et ateliers environnants.
Le déclin :
     Le déclin du tissage à la cave va commencer à la Belle Époque. La concurrence des filatures d'Allemagne du Sud, l'apparition des tissages mécaniques, vont engendrer une baisse des salaires. En 1907, le Conseil Municipal d'Haspres alloue une subvention aux mulquiniers. A Saulzoir, le Bureau de Bienfaisance leur attribue ... un pain par semaine. La première guerre mondiale va porter un coup fatal au tissage régional. Les mulquiniers sont "au front". Les métiers, faute de matière première, s'arrêtent de fonctionner. Lors de la retraite en 1918, les Allemands en démontent un grand nombre et les emportent. Après la guerre, la reprise sera difficile. Les mulquiniers préfèrent travailler dans les usines aux salaires plus rentables. Les enfants ne prennent plus "la relève". Nouvelles crises économiques, nouvelle guerre mondiale ... pour caractériser ce déclin, nous citerons le cas de l'entreprise Vérin, qui a compté jusqu'à 250 ouvriers (tisseurs à la main et confectionneuses) d'Haspres et du Cambrésis. Lorsqu'en 1950, M. Bernard Baudoux reprit l'affaire, elle en comptait encore une soixantaine. Et quand, en 1963, M. Baudoux cessa ses activités, elle était réduite à une vingtaine de confectionneuses. Il n'y avait plus de mulquiniers dans la région.
    Cependant, à Haspres, M. François Boucly va encore, jusqu'en 1965, actionner pédales et sonnette, s'inspirant peut-être du vers de Victor Hugo : "Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là !".
François Boucly, dernier mulquinier de la région :

Armoiries du corps des mulquiniers
     Les anciens se souviennent de ce personnage typique, sympathique, dont l'atelier se trouvait rue de la Fontaine (première ruelle à gauche). Tout comme Maître Cornille, le dernier meunier des collines de Provence, il fut le dernier des mulquiniers de la région. Né en 1892, il avait commencé, comme beaucoup d'enfants de l'époque, à tisser dès l'age de dix ans.
     En 1962, le quotidien "Liberté" lui consacra un important article dont nous citerons quelques passages : " Il nous fallut descendre un escalier en pierres blanche, usées par les pas de François et de ses aïeux. Le métier se trouve dans la cave. Il fait frais sans qu'il fasse froid. Assis devant son métier à tisser, actionnant bras et jambes, dodelinant de la tête pour suivre le va-et-vient de la navette, nous retrouvions en François le canut de passé trimant dur pour peu d'argent. "On a l'air d'un guignol, là dessus" commente le vieux mulquinier. puis il nous fait la description de son métier : la chaîne, la trame, le peigne, la sonnette, ... le tout semblant sur les milliers de mètres qu'il a tissés. "Il est comme moi, dit-il, il peut durer longtemps encore !". Puis il égrena ses souvenirs. Il fut secrétaire du Syndicat Textile : "Que de luttes pour obtenir 1 sou (quelquefois quelques centimes) d'augmentation."
    
     "Il fallait trimer dur, en famille, de 6 heures du matin à 9 heures du soir." Dernier mulquinier de la région, François Boucly semble lancer un défi au progrès. Mais il n'en tira pas gloire à apparaître ainsi comme l'incorruptible. C'est plutôt pour se distraire qu'il continue à tisser... peut-être aussi parce qu'il est respectueux du passé."
    
Deux photos, qu'il nous est hélas impossible de reproduire, montre François en compagnie du maire Henri Forget, qui lui aussi savait tisser.
     le métier de François fut transféré dans une salle du Club du 3° Age où, de temps à autre, l'ancien tisserand Evrard Morelle le faisait fonctionner, créant l'admiration de nombreux curieux : haspriens, étudiants, extérieurs, voire stagiaires de l'Ecole Normale de Douai. Ce métier repose maintenant dans le hall de l'ancienne gare. Souhaitons qu'un jour il puisse trouver sa place dans un local adapté pour témoigner de la corporation disparue des mulquiniers.

                                                                                                                                              Guy MORELLE.